Irène et le poisson rouge

Il tourne en rond dans un sac congélation noué, au bout du bras de ce type qu’elle ne connaît pas plus que ça. Sous l’autre bras, tout le matos : bocal, plante verte en plastique sur socle orangé, tube jaune de poudre déshydratée. Elle sait que ce truc sent le vomi.

C’est le milieu de la nuit, elle fête ses 30 ans. La musique fait vibrer les murs de la villa. 
L’idée-même de pouvoir offrir un animal à autrui la révolte. A elle, Irène. Zoé sa tourterelle avait bien été rejoindre ses copains volatiles par la fenêtre de l’appartement. Parce que la fenêtre sous les toits ne pouvait pas rester toujours fermée, et que la roucouleuse volait en liberté dans l’appartement.  
Ce type qu’elle connaît si peu et qui ignore totalement ses accointances avec la sphère animale la plante-là. Le sac gonflé d’eau au bout de ses doigts à elle, responsables dorénavant de la vie de cet être. 
30 ans, en couple, avec un poisson rouge.

A grand renfort de cris pour couvrir la techno et les rires, on cherche un nom pour le nouveau venu. Irène le tient toujours à bout de bras. Complètement ivre, la belle blonde pailletée proclame : on l’appellera Sushi.

Il vivra au bureau, pas question de le ramener à la maison. 
Un ami qui passe déjeuner, aquariophile, lui explique des trucs sur les écailles, la qualité de l’eau, les maladies que les poissons peuvent attraper, ils sont fragiles. Les produits qui traitent l’eau, le chlore, le PH, etc. Mais celui-ci devra se contenter de l’eau du robinet ou aller voir ailleurs.
On lui explique que tous les poissons rouges meurent d’obésité. Il faut très peu les nourrir. Un pétale de ce truc qui pue sera donc suffisant, un par semaine.

Elle se bat au bureau pour que le régime du poisson soit respecté. Ses collègues la traitent de mère ingrate, sans-coeur, de méchante affamante. 
Sushi virevolte dans son bocal, ses nageoires se déploient. Il est en forme. Un pétale, rien de plus.

Le matin quand elle arrive au travail, elle le trouve toujours alangui au fond du bocal, elle est toujours inquiète qu’il se soit noyé dans la nuit.
Elle tape doucement sur le verre, il se réveille, s’agite dans sa direction, en cognant son nez sur la paroie. Il lui fait la fête, il embrasse le bout de son doigt. 

Quand elle lève la tête de ses dossiers, il crépite dans la lumière, sur le bord de la fenêtre. Il a vue sur la cour, à l’abri du soleil. 

Les employés s’arrêtent. Oh, le pauvre dans son bocal. Il est beau, dis donc. Il a faim, non ?
Quand la paillette tombe, une fois par semaine, il se transforme en requin.
Irène, intraitable, soupçonne sa collègue de filer de la bouffe à Sushi en douce.

Comme avec un dauphin, elle essaie de lui apprendre à faire des tours. Avec sa mémoire, il faut sans cesse l’entraîner.
Seulement trois secondes de mémoire vive, c'est peu constate sa collègue.
Il nage à reculons divinement.

Irène change l’eau du bocal, au moins une fois par semaine. Elle régule la température pour lui éviter un choc thermique, une main dans le bol, l'autre sous le robinet. Quand elle le fait passer du petit bol qui l’accueille le temps du transfert, au bocal rempli d’eau propre, après un petit plongeon, il se met à nager à toute vitesse. Il ondule comme Loïe Fuller dans ses voiles, aussi gracieux qu’une danseuse  en tutu. Elle sait qu'il est heureux.

Irène adore les cerises. Elle en offre une à Sushi, pour qu’il goûte. Un extra. Le fruit échoué au fond du bocal, elle quitte le bureau. Le lendemain, l’eau du bocal est trouble, Sushi repose entre le fruit meurtrier et la plante en plastique. Le poisson rouge est noir, replié comme un avion de papier.
Son ventre, ses ouïes bougent. L'eau sent le vinaigre.
A vélo, Irène fonce chez les aquariophiles, et achète un médicament pour traiter l’eau et les écailles. Dans l’eau bleue du traitement, le poisson reste au fond. Ses collègues se foutent d’elle. Elle fait des tours dans le bureau pour passer à côté de la fenêtre, elle tape sur le bocal sans cesse et fait sursauter le poisson pour vérifier qu’il vit encore.
Quand il lui fait la fête le lendemain matin, elle respire, sa petite flamme d’eau, son poisson rouge est vivant.

Irène a trente-deux ans. Sushi a pris de l’envergure, sa queue, ses nageoires sont immenses, si belles, surtout dans son habit de petites bulles transparentes quand elle change l'eau. 
Irène vante les qualités fengshui d’un poisson rouge à qui veut l’entendre.

Le bureau ferme pour les vacances. Elle le met dans un sac en plastique, et, dans le bocal, à l’avant du vélo, au fond du panier, ils traversent la ville. Elle le confie à des amis. Facile : l'eau et la paillette par semaine. Et empêche les enfants de trop le nourrir s'il-te-plaît. Sois sage Sushi, je reviens te chercher.

Sur la table de la cuisine, les rayons du soleil chauffent le verre, le bocal, l’eau, le poisson. 
Les amis lui expliquent qu’ils ont hésité à aller en acheter un autre, le même, pour lui cacher cette fin idiote.
Irène pédale. Dans le panier, le bocal est vide.

C’est bête quand même, tant de peine pour un poisson rouge,

Photo © Bérénice Gouley - 2009, Highlands

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